
La Canée, hors les murs
Pour sentir l’âme de La Canée, il suffit de quitter le vieux port et de s’aventurer dans les quartiers voisins de Koum Kapi, Tabakaria ou Halepa. Itinéraire design et choisi pour prendre le pouls de la belle citée crétoise.
Au pied des Montagnes Blanches, La Canée est la deuxième ville de Crète. Cité multiculturelle et sans âge, elle s’appella tour à tour Kydonia pendant l’Antiquité, Chania pour les Byzantins, al-Kān pour les Arabes, La Canea pour les Vénitiens et Hanya pour les Ottomans. Aujourd’hui, son vieux port fascine de nombreux visiteurs avec ses maisons colorées aux murs défraîchis, ses fortifications vénitiennes, sa mosquée aux coupoles ocres et ses ruelles serpentines. Mais pour prendre le pouls de La Canée, il faut quitter le vieux port, faire un pas de côté, s’enfoncer dans les quartiers alentours et faire ainsi la connaissance de ceux qui la font vibrer aujourd’hui.



Koum Kapi
À l’extérieur des remparts vénitiens, le quartier de Koum Kapi doit son nom aux Ottomans et signifie la « porte des sables », car il se situe dans le prolongement d’une langue de sable artificielle construite au XVIe siècle par les Vénitiens pour supporter le bastion de Sabbionara. À l’époque ottomane, Koum Kapi était un point d’accès pour les pêcheurs, les transporteurs et le commerce maritime local, tandis que sa plage était utilisée pour débarquer les marchandises. Au début du XXe siècle, avec l’arrivée des réfugiés d’Asie Mineure, le quartier se paupérisa encore un peu plus et dut attendre les années 1960 pour commencer à se développer.Aujourd’hui, la mince plage de Koum Kapi offre l’occasion d’une baignade en ville face aux fortifications vénitiennes presque intactes. De son côté, le front de mer s’est peu à peu couvert de bars et de restaurants. Parmi eux, une façade détonne… Derrière la porte rose bonbon de Maïami, une explosion de couleurs habille ce restaurant-galerie. Du bleu, du vert, du rose parent le mobilier et une joyeuse polychromie danse sur les céramiques d’Alexandra Manousakis qui y sont exposées. « J’ai désormais envie de passer plus de temps à travailler mon art », confie Alexandra, propriétaire des lieux avec son mari le chef et sommelier Afshin Molavi. Le couple s’est d’abord fait connaître par leur domaine viticole Manousakis Winery, puis par l’un des restaurants les plus réputés de la ville dont Afshin est copropriéraire, Salis. Décidée à passer plus de temps le pinceau à la main, Alexandra a d’abord aménagé son atelier dans un coin du restaurant, avant d’investir tout un étage de la maison familiale toute proche, qui devient peu à peu un manifeste de son esthétique pop et de son rapport impertinent et plein d’humour à la vie quotidienne grecque.
En quittant la plage, on s’enfonce dans les ruelles de Koum Kapi bordées de petites maisons construites dans les années 1960-1970. Parmi elles, Elor House est charmante avec ses deux étages entièrement rénovés et agrémentés d’une terrasse avec un mur végétal. Avant d’être disponible à la location, elle fut le refuge de Nikos Tsepetis, propriétaire de l’hôtel Ammos. Amateur éclairé de design, on y découvre un aperçu de sa magnifique collection de chaises. Récemment, Nikos a réussi « l’exploit » de faire venir à La Canée le designer londonien Michael Anastassiades, connu pour ses luminaires et son mobilier alliant production industrielle et techniques artisanales. Il lui a demandé de réaliser pour lui un projet du sol au plafond, en passant par le packaging et le design du logo… « Et il a dit oui ! », nous glisse-t-il triomphant. C’est ainsi que Red Jane, la boulangerie la plus design de Grèce, a ouvert ses portes au rez-de-chaussée d’une ancienne fonderie des années 1930, dans le quartier voisin de Nea Poli. La réalisation est magnifique avec l’utilisation magistrale du marbre rouge de Ritsona et la création d’un comptoir XXL sur lequel s’alignent croissants, pains au chocolat, flans et autres viennoiseries plus délicieuses les unes que les autres.








Tabakaria
À l’est de Koum Kapi, en s’éloignant encore un peu plus du port vénitien, se trouve Tabakaria, l’ancien quartier des tanneurs, _tabak_ signifiant tannerie en turc. Entre 1830 et 1945, près de quatre-vingt tanneries se répartissaient sur ce petit bout de côte profitant de la proximité avec le port et sa main d’œuvre, mais aussi de l’approvisionnement en eau douce et en eau salée, nécessaires au tannage, et la proximité de piscines naturelles creusées dans la roche où les peaux trempaient. Abandonnées après-guerre, ces tanneries artisanales ont peu à peu été remplacées par des machines et aujourd’hui, il ne reste qu’une seule tannerie en activité à Tabakaria. En bord de mer, sur la lisière de ce quartier encore largement en friche, d’immenses peaux suspendues sèchent dans un hangar où la lumière peine à pénétrer.Depuis quelques années, Tabakaria se gentrifie, les maisons ouvrières sont peu à peu restaurées et réinvesties, tandis que les hauts bâtiments étroits qui abritaient autrefois les tanneries sont transformés et commencent une seconde vie. L’exemple le plus marquant est l’hôtel The Tanneries, magnifiquement réhabilité par l’architecte Konstantina Smponia. « Au-delà du défi technique - le bâtiment principal étant effondré - il nous a aussi fallu inventer et créer toutes les circulations car les quatre bâtiments qui constituent l’hôtel étaient complètement autonomes. », analyse-t-elle. « Côté esthétique, notre parti pris avec le propriétaire, était de garder l'esprit austère et industriel du lieu, tout en lui ajoutant un caractère précieux et moderne ». Le résultat est réussi, face à la mer, l’hôtel et son spa offrent une expérience zen de La Canée.






Halepa
En remontant la rue Frangkokastelou, on quitte l’ambiance simple et populaire de Tabakaria pour le quartier plus huppé de Halepa. Dans un mouchoir de poche se trouvent le palais du prince George (le frère du roi de Grèce), abandonné, mais gardant toute sa superbe, la demeure d’Eleftherios Venizelos, l’homme politique le plus important de la Grèce contemporaine, ainsi que les ambassades et consulats anglais, français, allemand et austro-hongrois datant de la fin du XIXe siècle lorsque la Crète était un État autonome. Au milieu de ce quartier cossu, qui partage les fastes néoclassiques des rues Nearchou et Ioannou Sfakianaki, non loin du jardin municipal, trône sur une butte, le nouveau musée archéologique dessiné par l’architecte Theofanis Bobotis. Inauguré en 2022, sa forme triangulaire, son minimalisme et sa couleur rouge brique interpellent et contrastent avec les cariatides, les colonnades et les acrotères des maisons voisines, ou avec les façades Bauhaus colorées et délavées qui peuplent les rues alentours.Non loin, une façade ocre rose, pimpante avec son fier balcon, attire le regard. Il s’agit de la villa Blanc. Elle fut construite en 1870 par l’ingénieur Leonidas Ligounis qui l’offrit en dot à sa fille Erasmia à l’occasion de son mariage avec le consul général de France à La Canée, Paul Blanc. La majestueuse bâtisse abritera dès lors le consulat de France. Sévèrement éprouvée pendant la Seconde Guerre mondiale, elle fut bombardée à plusieurs reprises avant de sombrer dans l’oubli, abandonnée et privée de toit. Alors que le bâtiment menaçait de tomber en ruine, le père des actuelles propriétaires, Aria et Litsa Paraskevaki, entreprit de l’acquérir pour le sauver. De longues années de restauration furent nécessaires aux deux sœurs pour redonner vie à la Villa Blanc et y ouvrir un superbe boutique-hôtel, le Domus Blanc. « Si la façade existait encore, il a fallu complètement réinventer les espaces intérieurs pour y créer 12 suites. Nous avons souhaité rendre hommage à la Belle Époque et à la culture française qui ont marqué l’âge d’or de ce quartier privilégié et l’histoire du lieu. », observent de concert le designer Giorgos Chresohou et l'architecte Giorgos Varoudakis. Véritable petite pépite, le Domus Blanc est une ode au passé sublimé de Halepa. Entre passé et présent, restauration et création, La Canée aux milles visages inspire, nourrit et se réinvente sans cesse.















